Droits et recours d'un actionnaire minoritaire | RJQ

Les droits et recours des actionnaires


Me Pierre D. Grenier et Me Isabelle Hamel-Hébert, Dentons Canada s.e.n.c.r.l., Montréal  


Contenu


Introduction

Lors du dernier article que nous avons rédigé concernant les droits et recours des actionnaires, nous avons abordé les principes de base des recours en redressement pour abus en vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions (la « LCSA »), ainsi que certains changements ayant eu lieu précédemment dans le domaine des recours entre actionnaires, notamment par l’entrée en vigueur de la Loi sur les sociétés par actions du Québec (la « LSAQ »). Pour mémoire, nous allons établir à nouveau les principes de base des recours en redressement pour abus (aussi appelés « recours en oppression »), puis aborder plus en détails certains facteurs à prendre en considération dans le contexte de tels recours.

Contexte

Il n’est pas rare de constater un déséquilibre interne en matière de gestion dans les sociétés par actions. Effectivement, les décisions de la société sont régulièrement prises au gré de la volonté des actionnaires majoritaires. Les actionnaires minoritaires peinent souvent à faire entendre leur voix ou à exercer une influence quelconque dans le contrôle de la société. Bien que les tribunaux tentent d’intervenir le moins possible dans les conflits des sociétés, il existe des situations préjudiciables et injustes envers les actionnaires minoritaires qui leur donnent le droit d’intervenir. Ces situations peuvent être dues notamment au comportement de l’actionnaire majoritaire ou à celui de l’administrateur de la société.

Depuis l’entrée en vigueur de LSAQ en 2011, le recours en redressement pour abus des actionnaires d’une société constituée en vertu de la loi provinciale sont similaires à ceux disponibles aux actionnaires d’une société fédérale régie par la LCSA. En effet, un mécanisme semblable à celui de l’article 241 LCSA s’applique désormais aux sociétés provinciales par l’action combinée des articles 450, 451 et 453 LSAQ. Puisque les recours en vertu des deux lois sont similaires, nous les aborderons conjointement en soulignant les différences qui les caractérisent, le cas échéant.

Obligation d'envisager les modes alternatifs de règlement des différends

Nous voulons souligner de prime abord que le nouveau Code de procédure civile (le « CPC »), qui est entré en vigueur le 1er janvier 2016, donne lieu à un virage culturel axé sur les modes de prévention et de règlement des différends. En effet, les nouvelles dispositions du CPC imposent aux parties l’obligation de considérer des modes de prévention et de règlement des différends, tels la négociation ou la médiation, avant d’entamer des procédures judiciaires. Évidemment, les parties n’ayant pas trouvé de terrain d’entente pourront ensuite s’adresser aux tribunaux et recourir aux dispositions de la LCSA ou de la LSAQ.

Pouvoirs du tribunal en cas d'abus

Lorsqu’un recours en justice est intenté afin que soit tranché un recours en redressement pour abus, le tribunal bénéficie d’un pouvoir discrétionnaire considérable en vertu de la LCSA et de la LSAQ. Lorsqu’il est saisi d’une telle demande, il pourra corriger la situation provoquée par la société ou l’une des personnes morales de son groupe qui, à son avis, abuse des droits des détenteurs de valeurs mobilières, créanciers, administrateurs ou dirigeants ou, se montre injuste à leur égard en leur portant préjudice ou en ne tenant pas compte de leurs intérêts. Le tribunal pourra rendre diverses ordonnances, notamment en empêchant le comportement contesté, en réglementant les affaires internes de la société, en ordonnant à la société de fournir ses états financiers, ou en indemnisant les personnes qui ont subi un préjudice. Le tribunal pourra rendre de telles ordonnances à l’encontre de la société fautive de manière provisoire (pour la durée de l’instance par exemple) ou de manière permanente.

À cet égard, il importe de spécifier que la LSAQ offre des conditions d’ouverture du recours en redressement pour abus plus étendues que celles offertes par la LCSA. En effet, la LSAQ prévoit la situation de la société ou de la personne morale du même groupe qui s’apprête à agir abusivement ou qui s’apprête à se montrer injuste à l’égard des détenteurs de valeurs mobilières de la société, de ses administrateurs ou de ses dirigeants en leur portant préjudice, ce qui n’est pas explicitement prévu par la LCSA.

Par ailleurs, il est important de noter que le recours en redressement pour abus nécessite une analyse importante de l’ensemble des faits, puisque chaque cas est unique. La règle de « l’appréciation commerciale » revêt une grande importance, c’est-à-dire que les tribunaux sont réticents à se substituer aux administrateurs qui ont une connaissance approfondie de la société tout en étant les mieux placés pour déterminer les intérêts de la société, de ses actionnaires, ses employés, ses créanciers, ses clients, etc. En effet, il est considéré risqué pour une autorité judiciaire d’évaluer une décision d’affaires a posteriori, alors que toutes les informations pertinentes sont disponibles, mais qu’elles ne l’étaient pas lorsque les administrateurs ont dû prendre la décision contestée. Ainsi, lorsque les administrateurs ont agi de bonne foi, de manière informée, en croyant agir dans le meilleur intérêt de la société et que la décision paraît raisonnable dans ces circonstances, les tribunaux devraient refuser d’intervenir.1

Test applicable

Pour avoir gain de cause lors d’un recours en redressement pour abus, un actionnaire minoritaire qui s’estime lésé devra convaincre le tribunal de deux choses. D’abord, il devra démontrer qu’il avait des attentes raisonnables qui ne sont pas respectées par le comportement reproché à la société. En règle générale, les facteurs pouvant être pris en considération pour démontrer la raisonnabilité des attentes du demandeur sont notamment les pratiques commerciales courantes de la société, la nature de la société, les rapports ayant existé entre les parties, les pratiques antérieures de la société, les mesures préventives qui auraient pu être prises, ainsi que les déclarations faites par les parties et les conventions intervenues entre elles2. Ces deux derniers facteurs revêtent souvent une importance déterminante, puisque les déclarations et les conventions sont considérées comme l’expression des attentes raisonnables des parties. En effet, les conventions signées par les parties font la plupart du temps office de la meilleure preuve de leurs attentes raisonnables3.

Ensuite, le demandeur devra faire la preuve que c’est par un abus, un acte injustement préjudiciable à son égard ou une omission injuste de tenir compte de ses intérêts que ses attentes raisonnables ont été violées par la société4. Ainsi, il est clair que le recours en redressement pour abus n’est pas approprié pour contrecarrer ou réécrire les termes d’une entente à laquelle la partie plaignante a librement consenti, comme une convention entre actionnaires par exemple5.

Voici par ailleurs quelques exemples réels de situations où nos tribunaux ont jugé nécessaire d’intervenir en matière de redressement pour abus:

  • L’actionnaire majoritaire écarte injustement l’actionnaire minoritaire de l’administration des affaires de la société;
  • L’actionnaire majoritaire nie l’accès à l’actionnaire minoritaire aux informations financières de la société ou à d’autres documents auxquels il a le droit d’accéder soit à titre d’administrateur ou d’actionnaire;
  • L’actionnaire majoritaire liquide les actifs de la société sans aviser l’actionnaire minoritaire;
  • L’actionnaire majoritaire ne respecte pas la convention de la société par actions;
  • L’actionnaire majoritaire se fait consentir des avances, des bonus ou encore des dividendes par la société à l’insu de son associé minoritaire;
  • L’associé majoritaire engage la société, à l’insu de l’actionnaire minoritaire, dans des obligations très onéreuses qui ont pour effet de mettre en péril la santé financière de la société;
  • L’actionnaire majoritaire engage ou congédie du personnel cadre ou clé sans en parler à l’actionnaire minoritaire;
  • L’actionnaire majoritaire s’engage dans des pourparlers ou même fait des ententes pour vendre la société sans consulter l’actionnaire minoritaire;
  • L’actionnaire majoritaire s’approprie des biens de la société ou commet une quelconque fraude à son égard.

Frais provisoires

De manière générale, des frais provisoires peuvent être ordonnés afin de couvrir les dépenses raisonnables, dont les honoraires professionnels d’avocats, occasionnées par le recours en redressement pour abus. La LCSA et la LSAQ prévoient que le tribunal pourra ordonner à la société ou à sa filiale de verser au plaignant des frais provisoires.

Dans un jugement rendu en 2014 par la Cour d'appel6 et faisant toujours jurisprudence, l’honorable juge Gascon a réitéré les conditions d’octroi des frais provisoires établies préalablement par la Cour suprême. Plus particulièrement, il a statué sur l’importance de l’impossibilité pour la partie demandant les frais provisoires d’être en mesure de poursuivre sa demande sans l’octroi de ces derniers, sur le fondement raisonnable de la demande en question et sur l’intérêt public à ce que le litige soit résolu. Des conditions supplémentaires s’appliquent lorsque le recours est intenté sous la LCSA. Cette dernière stipule que le requérant doit faire une preuve solide à première vue et que ses difficultés financières doivent être reliées aux actes d’oppression allégués de la société.

La LSAQ facilite, quant à elle, l’obtention des frais provisoires du plaignant puisque la loi n’exige pas que les difficultés financières du plaignant découlent des actes d’oppression allégués de l’intimé. Il suffit que la situation financière de la société prétendument fautive permette l’octroi de tels frais, que la demande paraisse raisonnablement fondée et que la situation financière du plaignant soit telle que sans ces frais, sa demande ne pourrait être présentée ou maintenue.


Considérant ce qui précède, avant d’envisager un recours en redressement pour abus, il est essentiel d’analyser l’ensemble de la situation avec votre conseiller juridique afin de considérer toutes les options qui s’offrent à vous en termes de modes de prévention et de règlement des différends tout autant que les recours devant les tribunaux.


Notes:

    1. Raymonde CRÊTE et Stéphane ROUSSEAU, Droit des sociétés par actions, 3e éd, Montréal, Thémis, 2011, aux para 1612-1614; BCE inc. c Détenteurs de débentures de 1976, [2008] 3 RCS 560, au para 40.

    2. Vanier c. Lucien Vanier et Fils inc., 2018 QCCA 796.

    3. Fiducie Guzelbahce c Lapointe, 2016 QCCS 2391, au para 26.

    4. BCE inc. c Détenteurs de débentures de 1976, [2008] 3 RCS 560, aux para 56, 67.

    5.Sulzer Medica AG c Krela, 2002 CanLII 41290 (QC CA), au para 46; Gestion Marigec inc. c Immeubles Rimanesa inc., 2017 QCCS 196, aux para 51-53; Heeg c Hitech Piping (HTP) Ltd., 2009 QCCS 4043, aux para 121-123, 141-143; Quigley c Placements Banque Nationale inc., 2015 QCCS 5058, aux para 65, 66, 77-79; Robert c Kaine, (2000-07-19), SOQUIJ AZ-00021837 (QC CS), aux para 85-88; Pellin c Bedco, division de Gérodon Inc., 2002 CanLII 20301 (QC CS), aux para 60-72.

    6. Trackcom Systems International inc. c Trackcom Systems inc., 2014 QCCA 1136


Dernière mise à jour au 26 avril 2019


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